Sur la victoire de Syriza en Grèce
Syriza a recueilli, ce dimanche 25 janvier 2015, 36% des voix (exprimées) en Grèce. Les médias de la gauche institutionnelle se gargarisent de ce « grand espoir »… de même que les médias bourgeois, ce qui paraît tout de même louche ! De l’extrême-gauche à l’extrême-droite du spectacle politicien hexagonal, les politicard.e.s professionnel.le.s de la lutte des places tirent parti de l’événement pour se faire inviter sur les plateaux télé, et nous asséner leur vieille théorie éculée de la « révolution citoyenne » « par les urnes ».
Faut-il se réjouir ?
Libertaires, n’ayant aucune illusion sur le vote représentatif, nous ne sommes pas sectaires pour autant : si ces résultats conduisaient à redonner de l’espoir et de la dignité à celles et ceux parmi les prolétaires qui croient encore au vote (il y en a manifestement pas mal encore), et les incitait surtout à investir les luttes sociales en cours, nous ne bouderions pas notre joie. Tant mieux si Syriza parvenait à faire souffler un peu les millions de Grec.que.s en galère, plongée.e.s dans la misère que leur imposent cyniquement les capitalistes et les dirigeants politiques de Grèce et d’Europe.
Or hélas, nous doutons que cet événement donne un meilleur environnement aux luttes sociales et aux conditions de vie sinistrées des prolétaires de Grèce et d’ailleurs. L’arrivée au pouvoir de Syriza risque d’entraîner des illusions mortelles pour une bonne partie du prolétariat, en le détournant des luttes. De fait, les virages du pouvoir à gauche dans l’histoire française n’ont guère amélioré la combativité sociale à terme. Bien au contraire, les luttes ont généralement été mises sous l’éteignoir par les directions syndicales complices de la bureaucratie partidaire. Les fronts électoralistes meurent dans les urnes, sous l’échec du réformisme de gauche et la reprise en main économiciste de nos affaires. Or en Grèce, nombre de leaders syndicaux sont proches de Syriza.
Le seul fait que les éditorialistes de magazines libéraux, droitier et financiers eux-mêmes se satisfassent autant de la victoire de Syriza devrait nous suffire pour émettre une (grosse) réserve. Penchons-nous donc un peu sur Syriza…
Une manoeuvre réussie de la classe dominante
Le fait est qu’en Grèce, le discrédit est total sur la classe politique, quasi-unanimement rejetée. La gauche institutionnelle délabrée du Pasok, qui gouvernait jusque là, obtient moins de 5% des suffrages exprimés, une claque sans précédent. Les classes dominantes ne sont pas parvenues à juguler la colère populaire, les grèves se généralisent, des pans entiers de la société pratiquent l’autogestion, s’organisent contre les flics, les huissiers et les nervis fascistes. Voilà de quoi donner des sueurs froides aux classes possédantes ! Faute de débouchés politicards aptes à domestiquer la révolte, les dirigeants se sont donc résolus à aménager l’avènement de Syriza au pouvoir, depuis plus d’un an. Entre la victoire probable de ce mouvement de gauche pas si méchant que ça, et une révolution sociale ou le recours dangereux à un coup d’état, la bourgeoisie a vite choisi, et s’est organisée en conséquence pour achever de rendre Syriza inoffensif.
Tout d’abord, face à cette coalition qui menaçait de ne plus payer la dette grecque, après des mois de magouilles et autres tractations les marchés financiers ont obtenu des gouvernants européens le rachat massif des dettes souveraines pourries des Etats, qui passent des mains du privé vers le public. La Banque centrale européenne (BCE) a annoncé jeudi 22 janvier une historique opération de « quantitative leasing » (QE), à hauteur de 1100 milliards €. Histoire de mettre à l’abri les capitaux en cas de défaut grec d’une part, et de faire casquer les prolos d’autre part. Le tout maquillé sous l’alibi piteux d’une « relance de l’activité économique en Europe ». Ce vaste transfert de dettes pourries des Etats, des capitaux privés vers les prolétaires, issues du sauvetage des marchés financiers par les Etats suite à la crise de 2008, la BCE a mis des années à en reculer l’échéance. Mais, magie du hasard, ç’a été emballé pesé plié trois jours avant les élections grecques, alors que Syriza se profilait comme vainqueur assuré.
Par ailleurs, la bourgeoisie avait déjà commencé, depuis un bon moment déjà, à négocier avec la direction de Syriza. Syriza présente l’intérêt de ne pas se réclamer, contrairement à ce qui est écrit un peu partout, de l’anticapitalisme. Syriza n’est qu’une coalition hétéroclite de gauche, plutôt à droite du front de gauche français, s’il fallait employer une comparaison. En échange de la bienveillance des dirigeants économiques et politiques d’Europe, Syriza a donné des gages de soumission, en faisant le tri dans sa direction et en bridant sévèrement son opposition de gauche. Au final, les candidats présentés par Syriza aux élections étaient quasiment partout les plus modérés et droitiers du mouvement, dont une partie de vieux croûtons exfiltrés du Pasok, la gauche moisie pécédemment au pouvoir. Une fois élu, Syriza continue à montrer qu’il apprend docilement les petits codes du pouvoir, en déclarant son alliance avec un parti de droite réac et souverainiste, prônant de renforcer la traque aux migrant.e.s, dénonçant le « multiculturalisme » et souhaitant le rapprochement avec l’Eglise orthodoxe. Ce pan véreux du discours souverainiste de gauche, fricotant avec ce genre de nationalisme malsain, rend même Syriza sympathique à une Marine Le Pen en France, c’est dire le confusionnisme politique – qui ne touche hélas pas que Syriza en Europe, suivez nos regards !
Surtout, en recentrant son discours politique aux accents initialement offensifs, Syriza a réduit son véhément programme à une peau de chagrin. Alexis Tsipras, autrefois boudé par les partis de la gauche institutionnelle européenne, est aujourd’hui devenu leur coqueluche. Il y a de quoi, puisqu’il se contente désormais de vagues propositions néo-keynésiennes, bien éloignées de ses saillies gauchistes passées. Ainsi, il n’est plus question de sortie de la zone euro, ni d’annuler la dette. Le voici « prêt à négocier avec nos créanciers sur une solution mutuellement acceptable », c’est-à-dire le rééchelonnement de la dette. Tout est dans ce « mutuellement« … En ce qui concerne le salaire minimum, l’un des principaux points du programme initial, il est désormais question d’une mise en œuvre progressive, ben voyons. Quant à revenir sur la législation sociale brisée par les partis précédemment au pouvoir (licenciements massifs légalisés, durée du travail hebdomadaire explosée, heures supplémentaires non payées, négociations collectives en charpie), une sage timidité prévaut désormais, avec un appel à renégocier tout ça. Voilà qui ne mange pas de pain. Quant à la lutte des habitant.e.s de Halkidiki contre le monstrueux projet d’exploitation de mines d’or par la compagnie « Eldorado Gold », il déclare benoîtement que « la loi sera appliquée » et que « les contrats seront examinés ». Quel courage politique ! Enfin, en ce qui concerne la réintégration des milliers de travailleur.euse.s du secteur public licencié.e.s, ainsi que la remise en cause du Taiped, organisme gérant toutes les privatisations sous l’injonction des créanciers de la Grèce (touchant des entreprises publiques, des plages, des montagnes, des forêts) et provoquant des licenciements de masse, Syriza déclare : « nous allons étudier la légalité de ce qui s’est passé. » Tremble Phynance, ton heure est venue !
Les lendemains qui déchantent
Brèfle. Les réactions quasi-unanimes des classes dirigeantes européennes et de leurs médias aux ordres, saluant la victoire de Syriza, montrent assez que la manoeuvre a réussi, et les satisfait. En France, on peut reconnaître à ce sacré Jean-Marc Sylvestre une certaine franchise. Il se réjouit de l’élection de Syriza, car son échec programmé va selon lui montrer à toute la gauche contestataire qu’il n’y a pas d’autre solution possible que l’application des mesures d’austérité. Il est certain que le programme initial « anti-austérité » de Syriza, ne sortant absolument pas du cadre capitaliste, va s’avérer impossible à mettre en oeuvre. Syriza se contentera de jouer son petit rôle d’interlocuteur international pour négocier et rééchelonner la « dette » imposée aux Grecs. Ce qui contribuera à discréditer non seulement les âneries de la gauche keynésienne (nous ne nous en plaindrons certes pas), mais aussi, plus largement, les discours alternatifs à l’idéologie autoritariste et économiciste de l’organisation sociale. Cette hypothèse s’est confirmée lorsque les médias bourgeois proclamaient unanimement, après la victoire de Syriza, le triomphe de la gauche « radicale », « révolutionnaire », « anticapitaliste », ce que Syriza n’est évidemment pas.[1] A travers l’échec et les désillusions programmés de Syriza, les classes dirigeantes veulent discréditer dans les médias tout anticapitalisme réel et conséquent, et nous plonger dans la résignation totale à leur diktat. Elles oublient juste que pour nombre d’entre nous, la lutte politique ne se joue plus dans le spectacle médiatique, mais dans nos vies réelles.
L’alternative au capitalisme ne peut qu’être révolutionnaire
La gestion politique du capitalisme, par essence inégalitaire et autoritaire, quels que soient les atours de « gauche » dont se parent ses tenants, ne peut conduire qu’aux désillusions. Avec la victoire de Syriza, la bourgeoisie qui flippait (et flippe encore) prévoit déjà l’étape prochaine. Partout en Europe, elle s’oriente vers une gestion autoritariste de la société, en forme d’occupation policière renforcée de l’espace social, de nouveaux dispositifs législatifs liberticides au nom de la « lutte antiterroriste », de mise au pas des espaces de lutte dans et hors le monde du travail. Nous n’en sommes pas encore au « fascisme », sinon nous ne pourrions même pas rédiger cet article, mais il est grand temps de reprendre un temps d’avance sur nos adversaires de classe, qui ne cessent de montrer qu’ils sont bel et bien organisés. Les dirigeants font feu de tout bois pour accroître la répression tous azimuts des pauvres et des révolté.e.s.
Pour en revenir à la Grèce, contrairement à ce que le spectacle médiatique prétend, la victoire de Syriza ne fait pas l’unanimité chez les militant.e.s, bien loin de là. Nos camarades anarchistes, très présents en Grèce dans les mouvements sociaux, ont appelé à une grève du vote. Force est de constater que, dans un pays où l’abstention est interdite, conduisant à des difficultés pour l’obtention de papiers (passeport, permis de conduire), l’abstention reste impressionnante pour ces élections grecques pourtant surmédiatisées, s’élevant à 36 %. Soit bien plus d’abstentionnistes que de personnes votant Syriza… c’est étrange, les médias en parlent peu.
Et pour cause. Il s’agit de taire le fait historique incontournable, que les conquêtes des droits et des libertés sont le résultat, aujourd’hui comme hier, des luttes autonomes des opprimé.e.s. Des alternatives de vie et de luttes existent déjà en nombre à travers toute la Grèce, mais aussi en France, en Europe, dans le monde. Ce sont elles qui changent le rapport de force, loin du spectacle médiatique et politicien. Pour nous redonner la patate, voyons ou revoyons le film documentaire « Ne vivons plus comme des esclaves », qui présente les témoignages de nombreux.ses camarades grec.que.s mettant en place des alternatives de vie et de lutte réelles et efficientes, résistant à la guerre que nous mènent les capitalistes. Puis mieux encore : éteignons nos écrans, et retroussons-nous les manches.
Pavillon Noir, 26 janvier 2015
[1] Le parti grec se prétendant « anticapitaliste » (lol) et se présentant aux élections grecques était Antarsya… et n’a fait que 1%.
[2] Visible par exemple sur youtube : http://youtu.be/rpqk24qvoR4