A Monsieur le Préfet,
Sincèrement émus par les difficultés que semble rencontrer l’Etat et ses services spécialisés pour imposer ses déchets radioactifs à des populations hostiles, nous nous sommes réunis en un petit groupe d’amis, afin de leur trouver une solution et se débarrasser du même coup du problème et de ses inventeurs.
Nous avons remarqué que le principal argument que l’on oppose aux adversaires de l’enfouissement des déchets est que, puisque ces déchets existent, il faut bien en faire quelque chose et qu’il vous semble donc naturel que nous acceptions de les voir enfouis sous nos pieds, alors qu’il nous semblerait beaucoup plus naturel de commencer par en supprimer la cause.
Nous n’insisterons pas non plus sur l’ironie qu’il y a à demander maintenant de la responsabilité et du civisme à des populations dont on ne s’est jamais soucié de demander l’avis lorsque cette funeste aventure nucléaire a commencé.
Mais, foin des rancunes. Vous voyant dans l’embarras, avec vos déchets sur les bras, et bien décidés à ne pas les accepter, nous n’avons pas d’autre choix que de vous enlever cette excuse embarrassée.
Gens de peu d’instruction, vivant dans une région pauvre, éloignée des grands centres, nous sommes nous aussi confrontés journellement à des petites difficultés dans nos exploitations et nos ateliers et que nous parvenons généralement à résoudre avec très peu de moyens, un solide sens de l’observation et beaucoup d’astuce.
Aussi, ce n’est pas sans une certaine fierté que nous vous soumettons cet ouvrage absolument au-dessus de toute critique.
Résumons rapidement les données du problème tel qu’il est exposé dans les prospectus que vos services, ou quelques auxiliaires municipaux, distribuent si généreusement dans nos boites aux lettres : quelques fûts, l’équivalent d’une piscine de jardin, de déchets émettant des rayonnements alpha qu’une feuille de papier suffit à arrêter et, qui plus est, vitrifiés par un procédé absolument sûr. Avouez qu’il n’y a pas là de quoi mettre le feu à nos campagnes ni à dépenser des sommes vertigineuses dans un temps où l’impôt semble avoir du mal à rentrer.
Tout d’abord, il nous a semblé que, par une sorte d’étourderie méthodique, vous preniez le problème par le mauvais bout et qu’au lieu de vouloir concentrer ces déchets en un point, il vaudrait mieux, au contraire les disperser, tout en les gardant sous haute surveillance. Monsieur le sous-préfet de Montmorillon a, l’autre soir, presque mis le doigt dessus en nous disant qu’une famille produit en vingt-cinq ans l’équivalent d’un pot de yaourt de déchets, encore qu’il n’ait pas poussé le raisonnement assez loin ni dans la bonne direction.
De petites quantités, mais sous bonne garde, voilà qui semble a priori difficile à réaliser, mais c’est pourtant là que réside notre astuce.
Vous disposez, au sein du CEA, de la COGEMA, de l’ANDRA et d’autres organismes impliqués de près ou de loin dans l’industrie nucléaire civile et militaire, d’un nombre considérable d’employés, techniciens, ingénieurs, bien informés, connaissant parfaitement les substances en question, et les précautions qui s’imposent, et si bien assurés de leur parfaite innocuité qu’ils arriveraient presque par moment à nous en convaincre. Ils sont en outre peu susceptibles de tomber dans le panneau des théories écologiques, voire même anti-nucléaires.
La solution est là, si proche que vous ne pouviez la voir. Simple comme l’œuf de Christophe Colomb, et vous verrez que nous n’employons pas cette image au hasard. Notre idée tient en un mot. Il s’agit de confier à chacun de ces employés la garde d’une petite quantité de ces matières. Et pour cela quoi de plus sûr que leur estomac ? Chacune de ces personnes pourrait ainsi avaler, disons, la valeur d’un gros œuf de déchet vitrifiés, préalablement enveloppé d’une feuille de papier contre les rayons alpha et peut-être d’un pochon de plastique bien noué pour ne pas mouiller le papier.
On nous objectera que cela risque à la longue d’occasionner une gêne pour ces personnes. Nous pouvons vous assurer que non. Nos vaches vivent très bien avec un gros aimant dans la panse afin de retenir les corps métalliques étrangers et cela ne les gêne en rien. L’expérimentation étant déjà ainsi faite, point n’est besoin de perdre des années en longues et coûteuses recherches avant de passer à la phase pratique. De plus, vos gens travaillant la plupart du temps assis et avec leur tête à la différence de nos bêtes qui doivent faire beaucoup de chemin pour trouver leur pitance dans nos maigres pâtures, leur gêne n’en serait que moindre.
Le gros avantage que nous y voyons est, en plus de la dispersion des déchets, la vertu de l’exemple. Que diront les adversaires du nucléaires et autres esprits obtus et méfiants lorsqu’ils verrons, à la bonne mine et à la santé éclatante de tous ces employés qu’ils se trompent lourdement. Et puisqu’il est même prouvé que de faibles doses de radiation peuvent guérir certaines affections, ceux-ci s’en trouveraient de plus préventivement protégés et les autres, incrédules, seraient bien attrapés.
Il serait sûrement judicieux d’avoir différentes tailles d’œufs adaptées à la position hiérarchique de tout ce personnel. Les ingénieurs, chercheurs et autres, d’autant plus persuadés qu’ils en savent plus long sur la radioactivité, pourraient ainsi, fort de leur certitudes, stocker une quantité supérieure à celle de leurs subalternes moins avertis.
Il nous semblerait même bon d’étendre le procédé aux hommes politiques qui font ouvertement profession de foi pour l’atome, ce qui donnerait ainsi du poids à leur propos et montrerait qu’ils sont en quelque sorte prêts à payer de leur personne en renouant avec le sacrifice mythique du chef, un peu comme un Leprince-Ringuet lorsqu’il déclarait qu’il prendrait volontiers tous les déchets radioactifs dans sa cave.
Il faudrait envisager de donner une large couverture médiatique à de tels “gobage d’œufs vitrifiés” à la manière de Turgut Ozal, Premier ministre de Turquie, buvant à la télévision du thé prétendument contaminé après Tchernobyl. On imagine, par exemple, l’impact d’un Conseil général décidant de participer à l’unanimité au programme d’absorption des œufs radioactifs, il serait à coup sûr applaudi de tous ses électeurs.
On nous objectera sans doute que la quantité de déchets ne cessant de croître, nous risquons bientôt de manquer d’estomacs. Cet argument ne tient pas longtemps puisque ce genre de personnel ne cesse lui aussi de croître à la mesure des déchets. On en voit jusque dans nos campagnes compter nos bêtes, mesurer notre lait et s’inquiéter de nos cultures, percevoir ou octroyer taxes et subventions, et nous tenir si bien occupés par toutes sortes de formulaires et imprimés qu’on en viendrait parfois à croire que ce sont eux qui travaillent et que nous sommes à leur service. Nous avons même récemment découvert cette race plus particulière qui regarde en ce moment notre sous-sol prétendument granitique avec cet air inimitable du représentant qui veut vous vendre un aspirateur sans garantie, ou de ces brocanteurs prêts à vous échanger vos meubles de famille contre d’autres en formica, en vous assurant que vous faites une bonne affaire.
D’autres esprits chagrins nous diront que, lors des réunions techniques, colloques et autres séminaires où ces spécialistes s’assemblent, ainsi que dans les plus hautes instances où les hauts fonctionnaires, moins nombreux mais avec des œufs plus gros, décident de nos destins, il y aurait un risque pour le public de voir la concentration de radioactivité augmenter dangereusement. Cette objection non plus ne tient pas puisque généralement, dans ces occasions, le public n’est pas invité.
Le dernier argument que l’on nous opposera est que ces sortes de personnes, cette tribu du nucléaire, sont des citadins, et qu’à l’issue de leur longue vie, ils risqueraient à nouveau de concentrer la radioactivité dans quelques cimetières des grandes villes, réduisant ainsi nos efforts à néant.
Là encore, ce point ne résiste pas à l’analyse. Bien que n’ayant pas fait de longues études, ni étudié la sociologie, nous n’en avons pas moins remarqué que si nos campagnes se dépeuplent, c’est que nos enfants vont grossir les grandes villes et leurs banlieues. Ils y travaillent, la plupart du temps, dans ces divers services dont le système productif actuel a si impérieusement besoin et donc probablement aussi dans les vôtres.
Mais s’ils nous regardent lorsqu’ils passent avec un rien de commisération, ils n’en dédaignent pas moins à revenir couler leurs vieux jours et à se faire enterrer là où leurs parents sont nés. Ainsi donc, en fin de cycle, tous ces œufs ne se retrouveraient pas dans le même panier, mais répartis également sur les 36 000 communes de France.
Mais nous voyons déjà venir l’ultime objection : le jour de leur décès, que nous souhaitons le plus tardif possible, en les enterrant nous n’aurons rien réglé à votre problème.
C’est oublier les ressources de notre artisanat local.
Nous avons encore de vaillants maçons capables de confectionner de solides cercueils en béton armé et d’habiles plombiers qui pourraient faire une petite doublure en acier inoxydable pour peu que vous leur en fournissiez le croquis. Ainsi, même ce petit travail un peu spécial serait de nature à soutenir l’économie locale et chaque commune pourrait en bénéficier sans risques de jalousie.
On imagine aisément les cérémonies d’enfouissement grandioses auxquelles cela pourrait donner lieu, et nous tenons d’ailleurs à votre disposition un modèle de tombeau adapté, orné d’une croix un peu spéciale.
Ayant ainsi balayé tous les arguments sérieux que l’on pourrait nous opposer, nous considérons que vous n’avez plus de raisons fondées de poursuivre vos investigations chez nous, ni même ailleurs, et vous cédons bien volontiers tous les brevets que vous ne manquerez pas de prendre sur notre invention.
Comité “on n’est jamais si bien servi que par soi-même”.
1990.