Aux avant-postes du décentrage de la critique

Logo EELJv2.cleanedLe dévoiement du langage est une entreprise consciente, une entreprise de maintien de l’ordre. Les mots font penser aux champignons. Certains sont vénéneux. Il en suffit de quelques-uns, voire d’un seul, pour empoisonner un discours tout aussi sûrement qu’un champignon rend le contenu du panier impropre à la consommation.

Prenons un exemple. Vous lisez la phrase suivante : « [L’idée est de] faire en macroéconomie ce que fait n’importe quelle entreprise : tenir compte de l’état de son capital. »[1] On pourra naturellement nous reprocher de l’avoir retirée de son contexte. Mais tout de même, ces mots, « macroéconomie », « entreprise », « capital », les emploierait-on ainsi, même dans un sens métaphorique pour les deux derniers, si l’on avait l’intention de formuler des objections contre la macroéconomie, l’entreprise, le capital ? Et si l’on s’était donné pour but de critiquer la société marchande, aurait-on osé jeter les bases d’un aussi noble projet que « de redonner à l’argent sa valeur d’échange »[2] ? Mais tel n’est manifestement pas l’objectif de Marie-Monique Robin, la réalisatrice du film documentaire Sacrée croissance.[3] Et pourtant ! Ce film se présente comme une exploration des alternatives d’ores et déjà existantes au monde de la « croissance », responsable des désastres écologiques et climatiques présents et futurs, à travers l’exemple de villes favorisant l’agriculture urbaine, comme Toronto au Canada et Rosario en Argentine, ou mettant en place une monnaie locale, comme Fortleza au Brésil, ou encore de l’île danoise de Samsø qui produit elle-même son énergie. La liste n’est pas exhaustive. Dans le cas des « villes en transition » (Toronto et Rosario), expression labellisée, nous apprenons que les agriculteurs urbains biologiques sont soutenus par les municipalités, l’une de droite, l’autre de gauche[4], comme quoi la reprise en main par la collectivité de cette activité a des limites, et qu’il faut bien en passer par les hommes et femmes politiques de bonne volonté, quelles que soient les options idéologiques mises en avant. Et comme le dit cet ancien trader reconverti dans l’agriculture à Toronto: « Mais pour créer un changement systémique, il faut que les politiques soient là. »[5] Ce que la réalisatrice du film corrobore de toutes ses forces : « Les politiques les plus à même de mener la transition, ce sont les locaux. »[6] Mais les politiques nationaux, c’est bien aussi. À la question du journaliste « Peut-on se passer des gouvernements nationaux ? », Marie-Monique Robin répond avec conviction et assurance : « Non. On a besoin de leaders politiques éclairés et courageux, et ça, c’est difficile à trouver. »[7] Et de fait, à Rosario, la mise en place de l’agriculture urbaine est une initiative venue des pouvoirs en place. C’est « un ingénieur agronome passionné d’agro-écologie […] qui a convaincu la municipalité de soutenir l’agriculture urbaine comme un moyen de lutte contre l’exclusion sociale. » Le cas de Rosario est une illustration du constat que nous avons déjà fait dans un article paru dans le numéro 18 de Négatif[8], à savoir qu’il s’agit là de la mise en place d’un mode de « gestion » des pauvres, en l’occurrence des victimes de la crise de 2001 en Argentine, auxquels on préfère abandonner quelques terrains qui leur permettent d’assurer leur subsistance plutôt que de les voir emprunter le chemin de la révolte et d’une autonomie véritable. C’est d’ailleurs la municipalité qui fournit les moyens logistiques pour l’acheminement des marchandises vers les marchés. Et, comme la réalisatrice, passons rapidement sur le fait qu’à Rosario un des terrains généreusement accordés par la municipalité consiste en une ancienne décharge publique, puisqu’il a été décontaminé et qu’y poussent désormais des légumes « bio »! Ce n’est pas le degré de sincérité des protagonistes qui est en cause. « Je crois qu’ici c’est la base d’une alternative pour changer le monde », déclare une maraîchère. C’est l’illusion dont ils sont victimes. Qu’ils viennent de Rosario, Toronto, du Danemark ou d’ailleurs, tous ont pour motivation la lutte contre le réchauffement climatique. Ils s’en prennent à la croissance irraisonnée, mais ne remettent jamais en cause de manière radicale la société marchande. Ainsi cet agriculteur de la petite île danoise de Samsø qui produit sa propre électricité au moyen de panneaux solaires et d’une éolienne, qui ne cache pas que son investissement de plus d’un million d’euros a été une bonne affaire et lui rapporte désormais plus que les vaches. Mais alors, de quoi parle-t-on exactement ? Ce que Marie-Monique Robin parvient à nous faire comprendre, c’est qu’on peut fort bien continuer à faire des affaires, être dépourvu de toute ambition politique et sociale, et agir pour la préservation du climat et de l’environnement. On voit bien qu’un tel discours s’adresse d’abord aux « décideurs », qui n’auraient pas à s’inquiéter, et vise à les convaincre qu’une autre économie, plus verte, est possible.[9] Et ce n’est évidemment pas la création d’une monnaie locale et d’une banque « communautaire », comme à Fortaleza, initiative désormais reconnue, acceptée et récompensée tant au niveau national qu’international, qui doit leur causer des tracas supplémentaires. Il s’adresse également à nous tous, afin de nous persuader qu’il ne tient qu’à nous de nous lancer dans l’extraordinaire aventure du maintien du monde de la domination, du monde de la séparation entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui lui serviront de petites mains heureuses en uniforme vert. De surcroît, des emplois miroitent à l’horizon ! Le mot magique est lâché ! Tournons tous nos yeux brillants et remplis d’espoir dans la même direction.

Le film Sacrée croissance, que nous évoquons aujourd’hui beaucoup plus en tant que symptôme que pour son importance intrinsèque, a été diffusé à la télévision sur la chaîne Arte le 4 décembre 2014. Il avait bénéficié d’une promotion à l’occasion de l’interview de la réalisatrice dans le quotidien Libération la veille. Cette même réalisatrice a été ensuite, pendant une heure, l’invitée d’une émission radiodiffusée.[10] C’est beaucoup de temps, beaucoup d’honneur. C’est aussi un signe qui ne trompe pas. Ce sont les médias qui décident de ce qui est digne ou non d’être porté à la connaissance d’un large public parce que sans véritable portée critique. Il n’est pas étonnant que se trouvent aujourd’hui mises en avant une pseudo-critique et des pratiques encadrées par les institutions, digérables par le marché et qui plus est susceptibles de lui redonner de l’allant. On ne peut même pas dire qu’il s’agisse de récupération, comme ce fut le cas dans les années soixante-dix où les classes dominantes durent courir, pendant quelque temps, derrière les idées révolutionnaires surgies en 1968. Cette pseudo-critique a pour effet de décentrer, de détourner de manière préventive la critique efficace du monde existant, la critique qui vise l’essentiel et donc le tout. On met sur le marché une idéologie et son cortège de pratiques intégratrices n’ayant d’autre objectif que de garder dans les limites de la pensée dominante ceux qui pourraient un jour être tentés par une remise en cause globale du monde marchand. C’est ainsi que la sauvegarde de ce dernier, comme dans un clip publicitaire où la plus banale, la plus frelatée des marchandises nous est présentée comme le sésame qui va transformer et embellir nos vies, est vantée comme la plus belle des aventures. La seule possible et souhaitable. Nos sorciers en ingénierie sociale s’appuient, afin que cela fonctionne, sur l’aspiration bien réelle des individus à mener une vie épanouie au sein d’une société qui la favorise, une société dont ils se sentent les éléments moteurs et non les rouages, sur une aspiration à la bonne vie. Mais la première pierre d’un monde nouveau que les protagonistes qui apparaissent dans Sacrée croissance pensent avoir posée est plutôt celle du mur invisible qui séparera – qui sépare déjà – ceux dont n’a plus besoin le turbo-capitalisme des heureux élus.

Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C’est l’auto-portrait du pouvoir à l’époque de sa gestion totalitaire des conditions d’existence.[11] Ce que tend à faire accroire le film Sacrée croissance, c’est que le monde de la domination porte en lui, comme son propre enfant, une possibilité d’auto-transformation que la maïeutique de la réalisatrice contribuerait à faire naître. Il serait lui-même sa propre alternative. À l’économie de marché, dont la logique n’est pas négociable puisque tout au long du film quelques-uns des termes clé reviennent comme un refrain (nouvelle économie, argent, emploi, etc.), pourrait se substituer… une économie verte de marché. La nécessité de sauvegarder la planète, qui est bien réelle et urgente, devient une menace que l’on fait planer sur nous tous et de fait l’instrument d’une mue du capital à la reproduction duquel nous devrions continuer à consacrer nos vies. Une fois de plus on nous enjoint à tout changer pour que rien ne change.

Extrait de Négatif n°20, février 2015

Notes
[1] Interview de Marie-Monique Robin, à propos de son film documentaire Sacrée croissance, dans le quotidien Libération, du lundi 3 novembre 2014.
[2] Ibid.
[3] Diffusé sur la chaine de télévision Arte, le mardi 4 novembre 2014.
[4] Libération, op. cit.
[5] Extrait du film Sacrée croissance, de Marie-Monique Robin.
[6] Libération, op. cit.
[7] Ibid.
[8] « Des ponts vers le possible », Négatif n°18, mai 2013, p 5.
[9] Cf. l’article « Qu’elle est verte ma monnaie », Négatif n°12, décembre 2009.
[10] « L’Humeur vagabonde », France Inter, 15 décembre 2015 à vingt heures.
[11] Guy Debord, La Société du spectacle, 1971, Champ libre, p 16. Sur le caractère toujours plus totalitaire de la société marchande, cf. « Dans la cage d’un éternel présent ? », Négatif n°16, mai 2012.

[86] Sur l’augmentation régulière du chômage

NdPN : face à la baisse tendancielle du taux de profit suscité par la concentration des capitaux, et aux licenciements qui vont avec pour préserver les marges de profit qui s’atténuent, la solution consiste, pour l’Etat auxiliaire du Capital, à promouvoir toujours plus de grands chantiers coûteux, inutiles et nuisibles, mobilisant et centralisant toujours plus le capital… et qui une fois accomplis engendreront encore plus de chômage. Pour rappel, un emploi créé dans une grande surface ce sont cinq emplois détruits. La « solution » palliative à cette fuite en avant dans la destruction sociale consiste, pour l’Etat-larbin, à faire porter le chapeau aux populations par l’endettement généralisé et la dégradation des conditions de vie… seul moyen de soutenir la confiance des marchés en la croissance de leurs capitaux, c’est-à-dire de leur butin de guerre. Jusqu’à quand nous laisserons-nous démolir par le cynisme des gouvernants ?  Jusqu’à ce que le monde entier soit devenu un réseau de métropoles-supermarchés reliées par des tunnels traversant des déserts lunaires ? L’inanité de leur politique transparaît clairement dans les propos rapportés dans cet article de la NR. Face à cette logique hégémonique mortifère du capitalisme : révolte, autonomie, tous zadistes !

Pas d’embellie sur le front du chômage en 2014

L’inflexion de la courbe attendue l’an dernier ne s’est pas confirmée. Pour 2015, le directeur régional du Travail juge néanmoins la conjoncture favorable.

Il y a un an, le directeur régional du Travail et de l’emploi, Jean-François Robinet, croyait voir le bout du tunnel sur le front du chômage dans la Vienne et en Poitou-Charentes. À l’époque, les statistiques laissaient entrevoir une sortie de crise avec une « inflexion de la courbe » du nombre de demandeurs d’emploi qui devait précéder l’inversion.

L’avenir ne lui a pas donné raison. Au 31 décembre 2014, on comptait 2.480 demandeurs d’emplois (1) de plus qu’au 1er janvier dans la Vienne (31.606, soit une hausse annuelle de 8,5 %) et 9.890 de plus en Poitou-Charentes (141.301, soit une hausse annuelle de 7,5 %).
« Le bilan est morose », reconnaît Jean-François Robinet. Et la tendance concerne tout le monde : les jeunes, les seniors, les hommes, les femmes et les demandeurs inscrits depuis plus d’un an dont le nombre n’a cessé de croître depuis 2010, passant de moins de 45.000 à plus de 60.000 dans la région.

«  De nombreux départs à la retraite attendus  »

Les emplois aidés ont pourtant permis de limiter la hausse, en particulier auprès des moins de 25 ans qui ont bénéficié des 2.300 emplois d’avenir mais aussi des 1.481 contrats de génération contractés en Poitou-Charentes en 2014. « Compte tenu des nombreux départs à la retraite attendus en 2016 dans les collectivités et dans la fonction publique d’État, il semble raisonnable de penser que les emplois d’avenir de service vont se transformer en CDI », ajoute le directeur du travail.
Pour ne rien arranger, le chantier de la LGV qui a fait travailler 2.000 habitants de la région depuis trois ans commence à débaucher : « On s’attendait à une forte augmentation du nombre de demandeurs d’emplois au sein de la plateforme de mutation économique mais la part des auto-reclassements est significative. Seuls 600 anciens salariés sur les 2.000 sont en recherche d’emplois. »
Reste que la tendance globale n’est pas bonne pour 2015. « Objectivement, il y avait l’an dernier des éléments d’amélioration que je ne retrouve pas cette année », avoue Jean-François Robinet qui voit tout de même des raisons d’espérer. D’abord grâce à une conjoncture favorable : un prix du pétrole durablement bas qui favorise l’activité et un euro faible qui devrait « booster » les exportations.

L’effet d’aubaine de Center Parcs

Mais aussi en raison des effets attendus du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) : « 100 millions d’euros de ristourne en 2014 pour les entreprises de la région et un montant encore plus élevé en 2015 », précise le patron de la Direccte (2). « Ça va avoir un impact extraordinaire sur l’emploi. »
L’administration a par ailleurs recensé une vingtaine de grands chantiers générateurs d’emplois dans le BTP au cours des prochaines années – même si les projets routiers sont retardés en raison du report de l’écotaxe – et compte beaucoup sur les six cents recrutements en cours pour le Center Parcs qui ouvrira en juin prochain dans le Loudunais. « Ce n’est pas marginal à l’échelle de la région et cela va avoir un effet d’aubaine extraordinaire dans le Nord Vienne et le Nord Deux-Sèvres », estime Jean-François Robinet. Le tourisme qui génère jusqu’à 36.000 emplois au plus fort de la saison reste une valeur sûre du marché du travail dans la région.

(1) Catégories A, B et C (2) Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi

Baptiste Bize, Nouvelle République, 10 février 2015

 

Êtes-vous un anarchiste? – La réponse pourrait vous surprendre! (David Graeber)

Êtes-vous un anarchiste? – La réponse pourrait vous surprendre! (David Graeber)

David Graeber est professeur d’anthropologie sociale à la London School of Economics (LSE). Il est membre de l’IWW (Industrial Workers of the World), un syndicat anarchiste. Anarchiste et activiste, fils d’un couple d’autodictates ouvriers, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont “Pour une anthropologie anarchiste”. Il est aussi l’une des principales figures du mouvement Occupy Wall Street.

Cet article est une traduction, l’original, en anglais, se trouve à l’adresse: http://theanarchistlibrary.org/library/david-graeber-are-you-an-anarchist-the-answer-may-surprise-you

Il se peut que vous ayez déjà entendu deux ou trois choses à propos des anarchistes et de ce en quoi ils sont supposés croire. Mais il y a aussi de fortes chances pour que tout ce que vous ayez entendu soit un non-sens total. Beaucoup de gens semblent penser que les anarchistes sont des adeptes de la violence, du chaos et de la destruction, qu’ils sont contre toute forme d’ordre ou d’organisation ou encore que ce sont des nihilistes allumés qui veulent simplement tout faire exploser. En réalité, rien n’est plus éloigné de la vérité. Les anarchistes sont simplement des gens qui pensent que l’être humain est capable de se comporter de manière raisonnable sans avoir à y être forcé. C’est une notion très simple. Mais c’est aussi une notion que les riches et puissants ont toujours trouvée très dangereuse.

Au plus simple, les croyances de l’anarchiste se basent sur deux principes élémentaires. La première est que les êtres humains sont, d’ordinaire, aussi raisonnables et décents que possible et peuvent s’organiser eux et leurs communautés sans qu’on leur dise comment faire. La seconde est que le pouvoir corrompt. Mais avant tout, l’anarchisme est une façon d’avoir le courage de prendre les principes simples de la décence commune selon laquelle nous vivons tous (NdT: fondée essentiellement sur le droit naturel, cf. Lysander Spooner) et de les suivre jusqu’à leurs conclusions logiques. Aussi étrange que cela puisse paraître, dans les grandes lignes, vous êtes déjà probablement un anarchiste qui s’ignore.

Commençons par quelques exemples de la vie de tous les jours:

  • S’il y a la queue pour prendre le bus, attendez-vous votre tour et vous réfrénez-vous de jouer des coudes pour passer devant les autres même s’il n’y a aucune forme d’autorité présente ?

Si vous avez répondu “oui”, alors vous agissez comme un anarchiste ! Le principe le plus basique de l’anarchisme est l’auto-organisation: la supposition selon laquelle les êtres humains n’ont pas besoin d’être menacés de poursuite judiciaire, ni d’aucune forme de coercition pour être capable de se comprendre raisonnablement les uns les autres ou de se traiter mutuellement avec respect et dignité.arton416Tout le monde pense être capable de se comporter raisonnablement. Si l’on pense que la loi et la police sont nécessaires, c’est parce qu’on considère que les autres n’en sont pas capables. Mais en y réfléchissant, ne pensez-vous pas que tous ces gens pensent la même chose de vous ? Les anarchistes argumentent sur le fait que presque toute l’attitude antisociale qui nous fait penser que les armées, polices, prisons et gouvernements sont nécessaires, provient en fait des inégalités et des injustices systématiquement causées par ces mêmes institutions – armées, polices, et prisons. Il s’agit d’un cercle vicieux. Si les gens sont habitués à être traités comme si leurs avis n’avaient aucune importance, alors ils seront plus enclins à devenir coléreux, cyniques voire violents – ce qui, par conséquent, permet à ceux au pouvoir de décréter que leurs avis importent peu. Une fois qu’ils comprennent que leur opinion a vraiment de l’importance comme celle de tous les autres, alors les gens deviennent vraiment compréhensifs. Pour faire court: Les anarchistes pensent que c’est le pouvoir en lui-même et les répercussions de ce pouvoir, qui rendent les gens stupides et irresponsables.

  • Êtes-vous un membre d’un club ou d’une équipe de sport ou de toute autre organisation de volontaires où les décisions ne sont pas imposées par un leader mais prises sur la base du consentement général ?

Si vous avez répondu “oui”, alors vous appartenez à une organisation qui fonctionne selon des principes anarchistes ! Un autre principe de base de l’anarchie est l’association volontaire. Il s’agit simplement de l’application de principes véritablement démocratiques à la vie de tous les jours. La seule différence c’est que les anarchistes pensent qu’il est possible d’avoir une société dans laquelle tout est organisé selon cette ligne de conduite, avec des groupes fonctionnant sur la base du consentement libre de leurs membres et que, par conséquent, tout type d’organisation pyramidale (du haut vers le bas)  de style militaire et bureaucratique, ou comme les grandes corporations  fondé sur une chaîne de commandement, un principe hiérarchique, ne serait plus du tout nécessaire. Peut-être ne pensez- vous pas que cela soit possible. Peut-être le pensez-vous. Mais à chaque fois que vous parvenez à un accord consensuel, plutôt que coercitif, chaque fois que vous passez un accord volontaire avec une ou plusieurs personnes, parvenez à un accord compréhensif ou à un compromis en prenant en considération la situation particulière de l’autre ou ses besoins, vous êtes un anarchiste – même si vous n’en avez pas conscience.

L’anarchisme c’est juste la façon dont les gens agissent lorsqu’ils sont libres de suivre leur volonté, et quand ils interagissent avec d’autres qui sont également libres et donc conscients de la responsabilité que cela implique pour les autres. Ceci mène à un autre point crucial: alors que les gens peuvent être raisonnables et bienveillants quand ils interagissent avec leurs égaux, la nature humaine est telle qu’on ne peut leur faire confiance lorsqu’ils sont investis d’une autorité sur les autres. Donnez à quelqu’un un tel pouvoir et il en abusera d’une manière ou d’une autre.

  • Pensez-vous que les politiciens soient des ordures égoïstes ne se préoccupant pas de l’intérêt public ? Pensez-vous que nous vivions dans un système économique injuste et stupide ?

 Si vous avez répondu “oui”, alors vous souscrivez à la critique anarchiste de la société d’aujourd’hui – du moins dans ses grandes lignes. Les anarchistes pensent que le pouvoir corrompt et que ceux qui passent leur vie entière à le rechercher sont les derniers qui devraient en être investis. Les anarchistes pensent que notre système économique actuel a plus tendance à récompenser les gens pour leur attitude égoïste et sans scrupule que pour leur décence et leur attention. La plupart des gens ont ce sentiment. La seule différence c’est que la plupart des gens pensent qu’on ne peut rien faire à ce sujet, ou, de toute façon – et c’est ce sur quoi les serviteurs des puissants vont toujours avoir tendance à insister – rien qui ne ferait empirer les choses.

Et si c’était faux ?

Y a-t-il vraiment une seule bonne raison de croire ça ? Quand vous les analysez, la plupart des prédictions sur ce qu’il se passerait sans l’État ou le capitalisme s’avèrent complètement fausses. Pendant des milliers d’années, les gens ont vécu sans gouvernement. Dans bien des endroits du monde, aujourd’hui encore, des gens vivent en dehors de tout contrôle gouvernemental. Ils ne s’entretuent pas. Ils vaquent à leurs occupations, comme tout un chacun. Bien sûr dans une société moderne, urbaine et complexe, ça serait un peu plus compliqué, mais la technologie peut également servir à résoudre ces problèmes.

En fait, nous n’avons même pas encore commencé à réfléchir à ce à quoi ressembleraient nos vies si la technologie était vraiment mise au service des besoins fondamentaux de l’humanité. Combien d’heures devrions-nous vraiment travailler pour maintenir une société fonctionnelle – cela s’entend, si nous éliminions tous les boulots inutiles comme, par exemple, les démarcheurs téléphoniques, les huissiers de justice, les gardiens de prisons, les analystes financiers, les “experts” en relations publiques, les bureaucrates et les politiciens et si nous détournions nos esprits scientifiques les plus brillants de leurs recherches actuelles en armement spatial ou en analyses de marché, pour qu’ils s’emploient à mécaniser les tâches dangereuses ou ennuyeuses comme l’extraction de charbon et le nettoyage de salle de bain, tout en redistribuant le travail restant de manière équitable ? 5 heures par jours ? 4 heures ? 3 ? 2 ? Personne ne sait, parce que personne ne pose ce genre de question. Les anarchistes pensent que ce sont LES questions qui doivent être posées.

  • Croyez-vous vraiment en toutes ces choses que vous dites à vos enfants (ou que vos parents vous ont dites) ?

“Peu importe qui a commencé”. “ On ne guérit pas le mal par le mal”, “nettoie ton propre bordel”. “Ne fais pas aux autres…”. “Ne sois pas méchant avec les autres juste parce qu’ils sont différents”. Nous devrions peut-être chercher à savoir si nous mentons à nos enfants lorsque nous leur parlons du bien et du mal, ou si nous sommes prêts à prendre au sérieux nos propres injonctions. Parce que si vous suivez ces principes moraux jusqu’à leurs conclusions logiques, vous arrivez à l’anarchisme.

Prenez le principe « on ne guérit pas le mal par le mal». Si nous prenions cela au sérieux, ça invaliderait entièrement le fondement des guerres et du système judiciaire. Il en va de même pour le partage: nous disons toujours aux enfants qu’ils doivent apprendre à partager, à prendre en considération les besoins des autres, à s’entraider, quand, dans nos réalités de tous les jours, nous supposons que tout le monde est naturellement égoïste et compétitif. Un anarchiste ferait remarquer: en fait ce que nous disons à nos enfants est exact. La quasi-totalité des plus remarquables prouesses de l’histoire de l’humanité, des découvertes et des accomplissements qui ont amélioré nos vies, ont vu le jour grâce à l’entraide et à la coopération ; aujourd’hui encore, nous dépensons plus d’argent pour nos amis et notre famille que pour nous-mêmes ; et bien qu’il risque de toujours y avoir des gens compétitifs dans le monde, il n’y a aucune raison de fonder la société sur l’encouragement de ce type d’attitude, et encore moins d’encourager la compétition pour la satisfaction des besoins fondamentaux. Cela sert uniquement les intérêts de ceux au pouvoir, qui souhaitent que nous vivions dans la peur de l’autre. C’est pourquoi les anarchistes imaginent une société fondée non seulement sur l’association libre mais aussi sur l’entraide mutuelle (NdT: cf. Pierre Kropotkin). Le fait est que la plupart des enfants grandissent en croyant en une morale anarchiste, puis, au fur et à mesure, se rendent compte que le monde des adultes ne fonctionne pas vraiment de cette façon. C’est pourquoi bien des adolescents deviennent rebelles, aliénés, voire parfois suicidaires, et finissent en adultes amers et résignés. Leur seul réconfort étant souvent d’éduquer des enfants eux-mêmes en prétendant avec eux que le monde est un endroit juste. Qu’en serait-il si nous pouvions commencer à bâtir un monde véritablement fondé sur, au moins, le principe de justice ? Ne serait-ce pas le plus beau cadeau qu’on puisse offrir à nos enfants ?

  • Pensez-vous que les êtres humains soient fondamentalement corrompus et mauvais, ou que certaines sortes de gens (les femmes, les personnes de couleur, les gens ordinaires ni riches ni hautement éduqués) soient des spécimens inférieurs, destinés à être dominés par ceux qui leurs sont supérieurs ?

Si vous avez répondu “oui”, eh bien, il se pourrait bien que vous ne soyez pas un anarchiste après tout. Mais si vous avez répondu “non”, alors il y a des chances pour que vous souscriviez à 90% des principes anarchistes, et pour que vous viviez d’ores et déjà votre vie en accord avec. A chaque fois que vous traitez un autre être humain avec considération et respect, vous êtes un anarchiste. A chaque fois que vous réglez vos différends avec les autres en arrivant à un compromis raisonnable, en écoutant ce que chacun a à dire plutôt qu’en laissant une personne décider pour tout le monde, vous êtes un anarchiste. A chaque fois qu’ayant l’opportunité de forcer quelqu’un à faire quelque chose, vous décidez plutôt de faire appel à sa raison et à son sens de la justice, vous êtes un anarchiste. Même chose pour toutes les fois où vous partagez quelque chose avec un ami, ou décidez ensemble qui va faire la vaisselle ou faites quoi que ce soit en gardant l’équité à l’esprit.

Vous pourriez maintenant objecter que tout cela est bien et valable pour de petits groupes de personnes, mais que gérer une ville, une région ou un pays est une autre paire de manches. Bien sûr il y a du vrai là-dedans. Même en décentralisant au maximum la société et en mettant autant que faire se peut le pouvoir entre les mains des petites communautés, il y aura toujours beaucoup de choses qui devront être coordonnées, de la gestion des chemins de fer aux orientations de la recherche médicale. Mais parce qu’une chose est compliquée ne signifie en rien qu’il ne soit pas possible de l’accomplir démocratiquement. Ça sera simplement compliqué. D’ailleurs, les anarchistes ont toutes sortes d’idées et de visions sur la manière dont une société complexe puisse se gérer elle-même. Les expliquer en détails ici serait s’éloigner de l’intention originale ayant motivé l’écriture d’un petit texte d’introduction comme celui-ci. Il suffit de rappeler, en premier lieu, qu’ils sont nombreux à avoir dédié beaucoup de temps à l’élaboration de modèles de sociétés véritablement démocratiques et saines ; et ensuite, et c’est tout aussi important, qu’aucun anarchiste ne prétend détenir le plan parfait. La dernière chose que nous voulons c’est imposer des modèles préfabriqués à la société. En vérité, on n’imagine probablement pas la moitié des problèmes qui se présenteront lorsqu’on tentera de créer une société véritablement démocratique ; cependant, nous sommes confiants, l’ingéniosité humaine étant ce qu’elle est, de tels problèmes pourront être résolus, tant que l’on respecte nos principes élémentaires – qui sont, en fin de compte, les principes de la décence humaine la plus élémentaire.

David Graeber

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Sur la victoire de Syriza en Grèce

Sur la victoire de Syriza en Grèce

Syriza a recueilli, ce dimanche 25 janvier 2015, 36% des voix (exprimées) en Grèce. Les médias de la gauche institutionnelle se gargarisent de ce « grand espoir »… de même que les médias bourgeois, ce qui paraît tout de même louche ! De l’extrême-gauche à l’extrême-droite du spectacle politicien hexagonal, les politicard.e.s professionnel.le.s de la lutte des places tirent parti de l’événement pour se faire inviter sur les plateaux télé, et nous asséner leur vieille théorie éculée de la « révolution citoyenne » « par les urnes ».

Faut-il se réjouir ?

Libertaires, n’ayant aucune illusion sur le vote représentatif, nous ne sommes pas sectaires pour autant : si ces résultats conduisaient à redonner de l’espoir et de la dignité à celles et ceux parmi les prolétaires qui croient encore au vote (il y en a manifestement pas mal encore), et les incitait surtout à investir les luttes sociales en cours, nous ne bouderions pas notre joie. Tant mieux si Syriza parvenait à faire souffler un peu les millions de Grec.que.s en galère, plongée.e.s dans la misère que leur imposent cyniquement les capitalistes et les dirigeants politiques de Grèce et d’Europe.

Or hélas, nous doutons que cet événement donne un meilleur environnement aux luttes sociales et aux conditions de vie sinistrées des prolétaires de Grèce et d’ailleurs. L’arrivée au pouvoir de Syriza risque d’entraîner des illusions mortelles pour une bonne partie du prolétariat, en le détournant des luttes. De fait, les virages du pouvoir à gauche dans l’histoire française n’ont guère amélioré la combativité sociale à terme. Bien au contraire, les luttes ont généralement été mises sous l’éteignoir par les directions syndicales complices de la bureaucratie partidaire. Les fronts électoralistes meurent dans les urnes, sous l’échec du réformisme de gauche et la reprise en main économiciste de nos affaires. Or en Grèce, nombre de leaders syndicaux sont proches de Syriza.

Le seul fait que les éditorialistes de magazines libéraux, droitier et financiers eux-mêmes se satisfassent autant de la victoire de Syriza devrait nous suffire pour émettre une (grosse) réserve. Penchons-nous donc un peu sur Syriza…

Une manoeuvre réussie de la classe dominante

Le fait est qu’en Grèce, le discrédit est total sur la classe politique, quasi-unanimement rejetée. La gauche institutionnelle délabrée du Pasok, qui gouvernait jusque là, obtient moins de 5% des suffrages exprimés, une claque sans précédent. Les classes dominantes ne sont pas parvenues à juguler la colère populaire, les grèves se généralisent, des pans entiers de la société pratiquent l’autogestion, s’organisent contre les flics, les huissiers et les nervis fascistes. Voilà de quoi donner des sueurs froides aux classes possédantes ! Faute de débouchés politicards aptes à domestiquer la révolte, les dirigeants se sont donc résolus à aménager l’avènement de Syriza au pouvoir, depuis plus d’un an. Entre la victoire probable de ce mouvement de gauche pas si méchant que ça, et une révolution sociale ou le recours dangereux à un coup d’état, la bourgeoisie a vite choisi, et s’est organisée en conséquence pour achever de rendre Syriza inoffensif.

Tout d’abord, face à cette coalition qui menaçait de ne plus payer la dette grecque, après des mois de magouilles et autres tractations les marchés financiers ont obtenu des gouvernants européens le rachat massif des dettes souveraines pourries des Etats, qui passent des mains du privé vers le public. La Banque centrale européenne (BCE) a annoncé jeudi 22 janvier une historique opération de « quantitative leasing » (QE), à hauteur de 1100 milliards €. Histoire de mettre à l’abri les capitaux en cas de défaut grec d’une part, et de faire casquer les prolos d’autre part. Le tout maquillé sous l’alibi piteux d’une « relance de l’activité économique en Europe ». Ce vaste transfert de dettes pourries des Etats, des capitaux privés vers les prolétaires, issues du sauvetage des marchés financiers par les Etats suite à la crise de 2008, la BCE a mis des années à en reculer l’échéance. Mais, magie du hasard, ç’a été emballé pesé plié trois jours avant les élections grecques, alors que Syriza se profilait comme vainqueur assuré.

Par ailleurs, la bourgeoisie avait déjà commencé, depuis un bon moment déjà, à négocier avec la direction de Syriza. Syriza présente l’intérêt de ne pas se réclamer, contrairement à ce qui est écrit un peu partout, de l’anticapitalisme. Syriza n’est qu’une coalition hétéroclite de gauche, plutôt à droite du front de gauche français, s’il fallait employer une comparaison. En échange de la bienveillance des dirigeants économiques et politiques d’Europe, Syriza a donné des gages de soumission, en faisant le tri dans sa direction et en bridant sévèrement son opposition de gauche. Au final, les candidats présentés par Syriza aux élections étaient quasiment partout les plus modérés et droitiers du mouvement, dont une partie de vieux croûtons exfiltrés du Pasok, la gauche moisie pécédemment au pouvoir. Une fois élu, Syriza continue à montrer qu’il apprend docilement les petits codes du pouvoir, en déclarant son alliance avec un parti de droite réac et souverainiste, prônant de renforcer la traque aux migrant.e.s, dénonçant le « multiculturalisme » et souhaitant le rapprochement avec l’Eglise orthodoxe. Ce pan véreux du discours souverainiste de gauche, fricotant avec ce genre de nationalisme malsain, rend même Syriza sympathique à une Marine Le Pen en France, c’est dire le confusionnisme politique – qui ne touche hélas pas que Syriza en Europe, suivez nos regards !

Surtout, en recentrant son discours politique aux accents initialement offensifs, Syriza a réduit son véhément programme à une peau de chagrin. Alexis Tsipras, autrefois boudé par les partis de la gauche institutionnelle européenne, est aujourd’hui devenu leur coqueluche. Il y a de quoi, puisqu’il se contente désormais de vagues propositions néo-keynésiennes, bien éloignées de ses saillies gauchistes passées. Ainsi, il n’est plus question de sortie de la zone euro, ni d’annuler la dette. Le voici « prêt à négocier avec nos créanciers sur une solution mutuellement acceptable », c’est-à-dire le rééchelonnement de la dette. Tout est dans ce « mutuellement« … En ce qui concerne le salaire minimum, l’un des principaux points du programme initial, il est désormais question d’une mise en œuvre progressive, ben voyons. Quant à revenir sur la législation sociale brisée par les partis précédemment au pouvoir (licenciements massifs légalisés, durée du travail hebdomadaire explosée, heures supplémentaires non payées, négociations collectives en charpie), une sage timidité prévaut désormais, avec un appel à renégocier tout ça. Voilà qui ne mange pas de pain. Quant à la lutte des habitant.e.s de Halkidiki contre le monstrueux projet d’exploitation de mines d’or par la compagnie « Eldorado Gold », il déclare benoîtement que « la loi sera appliquée » et que « les contrats seront examinés ». Quel courage politique ! Enfin, en ce qui concerne la réintégration des milliers de travailleur.euse.s du secteur public licencié.e.s, ainsi que la remise en cause du Taiped, organisme gérant toutes les privatisations sous l’injonction des créanciers de la Grèce (touchant des entreprises publiques, des plages, des montagnes, des forêts) et provoquant des licenciements de masse, Syriza déclare : « nous allons étudier la légalité de ce qui s’est passé. » Tremble Phynance, ton heure est venue !

Les lendemains qui déchantent

Brèfle. Les réactions quasi-unanimes des classes dirigeantes européennes et de leurs médias aux ordres, saluant la victoire de Syriza, montrent assez que la manoeuvre a réussi, et les satisfait. En France, on peut reconnaître à ce sacré Jean-Marc Sylvestre une certaine franchise. Il se réjouit de l’élection de Syriza, car son échec programmé va selon lui montrer à toute la gauche contestataire qu’il n’y a pas d’autre solution possible que l’application des mesures d’austérité. Il est certain que le programme initial « anti-austérité » de Syriza, ne sortant absolument pas du cadre capitaliste, va s’avérer impossible à mettre en oeuvre. Syriza se contentera de jouer son petit rôle d’interlocuteur international pour négocier et rééchelonner la « dette » imposée aux Grecs. Ce qui contribuera à discréditer non seulement les âneries de la gauche keynésienne (nous ne nous en plaindrons certes pas), mais aussi, plus largement, les discours alternatifs à l’idéologie autoritariste et économiciste de l’organisation sociale. Cette hypothèse s’est confirmée lorsque les médias bourgeois proclamaient unanimement, après la victoire de Syriza, le triomphe de la gauche « radicale », « révolutionnaire », « anticapitaliste », ce que Syriza n’est évidemment pas.[1] A travers l’échec et les désillusions programmés de Syriza, les classes dirigeantes veulent discréditer dans les médias tout anticapitalisme réel et conséquent, et nous plonger dans la résignation totale à leur diktat. Elles oublient juste que pour nombre d’entre nous, la lutte politique ne se joue plus dans le spectacle médiatique, mais dans nos vies réelles.

L’alternative au capitalisme ne peut qu’être révolutionnaire

La gestion politique du capitalisme, par essence inégalitaire et autoritaire, quels que soient les atours de « gauche » dont se parent ses tenants, ne peut conduire qu’aux désillusions. Avec la victoire de Syriza, la bourgeoisie qui flippait (et flippe encore) prévoit déjà l’étape prochaine. Partout en Europe, elle s’oriente vers une gestion autoritariste de la société, en forme d’occupation policière renforcée de l’espace social, de nouveaux dispositifs législatifs liberticides au nom de la « lutte antiterroriste », de mise au pas des espaces de lutte dans et hors le monde du travail. Nous n’en sommes pas encore au « fascisme », sinon nous ne pourrions même pas rédiger cet article, mais il est grand temps de reprendre un temps d’avance sur nos adversaires de classe, qui ne cessent de montrer qu’ils sont bel et bien organisés. Les dirigeants font feu de tout bois pour accroître la répression tous azimuts des pauvres et des révolté.e.s.

Pour en revenir à la Grèce, contrairement à ce que le spectacle médiatique prétend, la victoire de Syriza ne fait pas l’unanimité chez les militant.e.s, bien loin de là. Nos camarades anarchistes, très présents en Grèce dans les mouvements sociaux, ont appelé à une grève du vote. Force est de constater que, dans un pays où l’abstention est interdite, conduisant à des difficultés pour l’obtention de papiers (passeport, permis de conduire), l’abstention reste impressionnante pour ces élections grecques pourtant surmédiatisées, s’élevant à 36 %. Soit bien plus d’abstentionnistes que de personnes votant Syriza… c’est étrange, les médias en parlent peu.

Et pour cause. Il s’agit de taire le fait historique incontournable, que les conquêtes des droits et des libertés sont le résultat, aujourd’hui comme hier, des luttes autonomes des opprimé.e.s. Des alternatives de vie et de luttes existent déjà en nombre à travers toute la Grèce, mais aussi en France, en Europe, dans le monde. Ce sont elles qui changent le rapport de force, loin du spectacle médiatique et politicien. Pour nous redonner la patate, voyons ou revoyons le film documentaire « Ne vivons plus comme des esclaves », qui présente les témoignages de nombreux.ses camarades grec.que.s mettant en place des alternatives de vie et de lutte réelles et efficientes, résistant à la guerre que nous mènent les capitalistes. Puis mieux encore : éteignons nos écrans, et retroussons-nous les manches.

Pavillon Noir, 26 janvier 2015

[1] Le parti grec se prétendant « anticapitaliste » (lol) et se présentant aux élections grecques était Antarsya… et n’a fait que 1%.

[2] Visible par exemple sur youtube : http://youtu.be/rpqk24qvoR4

Contre l’hypocrisie de l’unité nationale : lutte de classe !

Contre l’hypocrisie de l’unité nationale : lutte de classe !

Le 7 janvier 2015, douze personnes ont été assassinées lors d’une attaque armée au siège du journal Charlie Hebdo. Parmi elles, des dessinateurs et chroniqueur.euse.s de l’hebdomadaire : Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Oncle Bernard, Honoré, Elsa Cayat. Certains avaient pu apporter à plusieurs reprises leur soutien à des organisations anarchistes, notamment lors d’événements culturels. Mais nous voudrions aussi mentionner ici les noms des autres victimes, dont les médias parlent moins : Mustapha Ourrad (correcteur du journal), Frédéric Boisseau (agent d’entretien de la Sodexo), et Michel Renaud (fondateur du Rendez-vous du carnet de voyage de Clermont-Ferrand). Par ailleurs, deux policiers ont été tués, Franck Brinsolaro (chargé de la protection de Charb, le directeur du journal) et Ahmed Merabet (policier du XIème arrondissement de Paris). On compte aussi onze blessé.e.s, dont quatre dans un état grave, à l’heure où nous écrivons ces lignes.

Charlie Hebdo, nous tenons à le préciser, est un journal dont nous n’apprécions guère certaines positions. Nous sommes en désaccord avec son imagerie sexiste et parfois classiste, sa stigmatisation quasi obsessionnelle des musulman.e.s comme fonds de commerce, sa défense de la théorie du « choc des civilisations »… le tout sous couvert de subversion au ton pseudo-libertaire, et sous l’argument d’une « liberté d’expression » comprise à la sauce libérale. Ce journal a sans doute contribué à la montée du climat islamophobe en général, et « décomplexé » la parole islamophobe à gauche. Nous renvoyons aux critiques formulées par Olivier Cyran dans Article XI. (1)

Pour autant, ce massacre n’est aucunement justifiable. Selon nous, on ne combat pas des idées et on n’assume pas la conflictualité par des éxécutions sommaires. Nous déplorons ces assassinats au même titre que nous déplorons tous les assassinats directs et indirects perpetrés par les tenants de la domination à travers le monde. Néanmoins, ce massacre a un impact médiatique énorme et ne sera pas sans conséquences, et nous jugeons nécessaire d’exprimer ici notre point de vue.

Depuis près de neuf ans, l’hebdomadaire était menacé pour ses prises de position sur l’islam : locaux incendiés en 2011, directeur menacé de mort et vivant sous protection policière. Ce massacre pourrait donc, selon toute vraisemblance, relever de l’obscurantisme religieux, bien que cela n’ait rien de certain. Toujours est-il que sa conséquence est de renforcer la division entre les prolétaires.

Celles et ceux qui risquent de subir en premier lieu les conséquences de cette attaque, sont les musulman.e.s de France. Bien que n’ayant évidemment rien à voir avec ce massacre, ils et elles sont déjà ciblé.e.s par l’injonction odieuse, en forme de chantage, de « prendre position publiquement » (voir Ivan Rioufol à Rokhaya Diallo). Cette injonction les stigmatise comme catégorie sociale « à part ». Se « désolidariser » publiquement, c’est donner de l’eau au moulin de la stigmatisation qui leur est imposée depuis trop longtemps. Ne pas le faire, c’est encourir les suspicions de sympathie pour cet acte horrible. « Adhésion » contrainte à la « cause nationale » d’un Etat aux politiques colonialistes et racistes, ou risque de marginalisation accrue, voire de criminalisation : nous n’appelons pas ça une « prise de position » mais un non-choix, un chantage. Les musulman.e.s n’ont pas à se voir contraint.e.s de se justifier de leurs croyances ni de se « désolidariser » d’un massacre injustifiable.

Cette attaque offre par ailleurs, dans le confusionnisme idéologique ambiant, un boulevard à l’extrême-droite, qui en profite déjà pour renforcer sa tactique d’alibi « républicain » en défendant les morts d’un journal qui (rappelons-le) s’opposait à elle. Les agressions islamophobes et racistes se sont multipliées dès le 7 janvier. Plusieurs mosquées ont été attaquées : explosion contre un kebab voisin d’une mosquée à Villefranche-sur-Saône (69), tirs et explosion d’une grenade à plâtre contre une mosquée au Mans, tirs contre la salle de prière musulmane à Port-la-Nouvelle (11). A Poitiers, un tag raciste a été inscrit sur la mosquée dont le toit avait déjà été occupé par les fachos de Génération identitaire en octobre 2012 (2). Le groupe local des identitaires, qui orne désormais sa page facebook d’un subtil « Je suis Charlie Martel », a chié dès le 7 janvier un communiqué immonde amalgamant tous les musulman.e.s avec le massacre à Charlie Hebdo, affirmant qu’il serait impossible de vivre avec des musulman.e.s., après avoir collé des stickers « contre l’immigration-islamisation » sur fond de mosquée de Poitiers, avec une bannière haineuse rappelant « 732 ». Hélas, ces « identitaires » ouvertement racistes ne sont pas les seuls charognards de la récupération politicienne de l’émotion.

Les institutionnels qui traquent les migrants « clandestins », stigmatisent les femmes voilées, assignent les individus à des identités cloisonnées et cautionnent des guerres colonialistes et impérialistes, appellent maintenant à « l’union sacrée », à la « vigilance face aux menaces » et au « rassemblement autour des valeurs républicaines ». Il s’agirait de nous regrouper tou.te.s autour de la farce de la démocratie bourgeoise. Quant à la prétendue « laïcité » dont on se pare pour stigmatiser les musulman.e.s, elle instaure comme religion suprême la dépossession étatique et capitaliste des prolétaires. Il s’agirait enfin et surtout de défendre la fameuse « liberté d’expression » que l’Etat passe son temps à bafouer en poursuivant pour « outrage » des militant.e.s. ici, et en donnant des armes aux dictatures ailleurs. Cette « liberté d’expression » à géométrie variable, qui censure un Dieudonné antisémite tout en assurant ainsi sa promotion médiatique, mais complaisante avec les immondices racistes et fascisantes du pseudo-rebelle Zemmour ou les fictions islamophobes délirantes du dernier Houellebecq.

Il s’agit de nous faire croire au mythe d’un modèle français du « bien-vivre-ensemble », rideau de fumée sur la domination sociale et le racisme structurel à l’oeuvre en France. Pour nous, il n’y a pas d’unité « républicaine » possible avec des dirigeant.e.s aux indignations sélectives, dont le job est de diviser au quotidien les opprimé.e.s en étouffant ou en dévoyant les colères populaires. Ces acteurs et actrices du capitalisme et de la misère, perpétuant une politique raciste, colonialiste et impérialiste, portent une lourde responsabilité dans le développement de la fascisation sociale. Le PS notamment, dans sa soif de pouvoir, s’est evertué à démolir toute opposition révolutionnaire chez les prolos, ouvrant ainsi un boulevard à la fange réactionnaire, confusionniste et complotiste. Tou.te.s ces dirigeant.e.s vont sans doute, une fois de plus, profiter de l’émotion légitime et arguer de la menace terroriste pour aggraver encore l’arsenal juridique répressif contre les classes dominées et les militant.e.s politiques et sociaux. Le plan Vigipirate a immédiatement été élevé à son niveau maximum dans toute l’Ile-de-France, renforçant le climat policier et interdisant théoriquement tout rassemblement.

L’attaque meurtrière du 7 janvier va alimenter la gangrène xénophobe et raciste et le discours de « choc des civilisations », diffusés par les institutions politiques, économiques et médiatiques qui nous oppriment au quotidien et pourrissent nos perspectives sociales. En ce qui nous concerne, notre détermination est d’autant plus forte à lutter pied à pied, sans aucune complaisance ni hypocrisie, contre les ennemis objectifs et communs de tou.te.s les prolétaires et de l’émancipation sociale.

Pavillon Noir, 8 janvier 2015

(1) http://www.article11.info/?Charlie-Hebdo-pas-raciste-Si-vous

(2) Le recteur de la mosquée de Poitiers a appelé à un rassemblement vendredi 9 à 13h30, rue de la Vincenderie à Buxerolles.