De la grève prendre le large

De la grève prendre le large

Toujours plus d’écrans, de marchandises chimiques et de rôles à la carte, que nous produisons nous-mêmes dans des ateliers infernaux. Mais aux tréfonds de la schizophrénie instituée nos regards veillent, lucides et menaçants, comme ceux de bêtes tapies ; même réduits à la vermine sidérée et inquiète, nous remuons encore pour, à tâtons, trouver prises sur nous-mêmes et nos mondes. D’où le fait que les trônes tressautent et tressaillent, comme des sièges périlleux, inéluctablement éjectables. Se laisser dériver à la grève, c’est permettre à l’air frais de la liberté de s’engouffrer dans l’atmosphère viciée de nos cellules carcérales.

mouette rieuse

Les gestionnaires de nos terriers demandent, revendiquent, exigent, font les gros yeux des masques d’une comédie antique, tapent du poing en rythme sur la table des négociations pour jouer leur partition dans l’orchestre des partenaires sociaux ; ils collent des rustines sur le mythe écorné de leur légitimité à nous « représenter », et par là même celle des saigneurs à tolérer nos vies, comme des dieux de pacotille dispensent leurs grâces. Ces hérauts du renoncement, successeurs des salopards qui ont assassiné nos rêves lors des grandes insurrections du passé, nous présentent la grève comme un nécessaire sacrifice, perte d’une ou plusieurs journées de salaire pour obtenir ou plutôt ne pas perdre davantage. Ils nous disent et redisent qu’il faut savoir finir une grève, qu’elle n’était qu’une « étape », patience camarade, ça va péter, convaincre les masses d’abord, stratégie… Mais gros tas de fiente, ça fait des lustres que ça pète, que ça craque, que ça disjoncte, au point que rien ne nous soit plus commun que cette rage rentrée et aveugle. Nous n’en voulons plus, de vos solutions médicamenteuses : cette rage doit sortir au grand air, prendre le large !

Nous la voyons nous, la grève, comme révolte joyeuse et bordélique, comme sabotage de l’ingénierie sociale et technique qui nous étouffe et nous avilit, comme retrouvailles libidineuses avec les autres dont nous-mêmes, comme vacance assumée, comme glandouille éhontée, comme geste destructeur de toutes les valeurs et créateur de partages. Nous nous prenons à rêver de repousser la fin de la grève, cette décision à rebours de nos désirs, cet arrêt présenté comme nécessaire par la cour, cette trêve sempiternellement promulguée d’en haut pour mieux nous faire la guerre au quotidien, rendue par les mêmes spadassins de l’hygiène antibiotique, maniant la masse et les nombres. Nous voyons bien leurs manoeuvres éventées. Leur agitation risible ne les sauvera pas, ils sont déjà morts à eux-mêmes.

Nous nous surprenons à sourire, à chaque aube de la grève, en commençant par envoyer chier le réveil-matin. Nous nous disons que cette fois nous ne céderons pas, nous dissiperons l’enfumage et les arguties, nous serons fidèles aux horizons qui s’ouvriront à nouveau. Et nous avons raison. Parce qu’il ne s’agit pas de croire, laissons la foi aux religieux, mais de vivre. La grève recèle bien plus que la grève. Sinon, elle ne réunirait pas encore tant des nôtres, en dépit de décennies stériles de journées sans lendemain. Sinon, nous ne nous joindrions pas à ces parcours pédestres balisés par les flics, les chasubles jaunes et les discours soporifiques.

Nous y allons, dans la grève, nous y sautons même les pieds joints comme les mômes que nous sommes, parce que la grève est plus qu’un moyen. Elle est une brèche dans l’espace et le temps, opportunité de subvertir la souveraineté, la mesquinerie, l’ennui, le néant et les rôles qui habillent notre misère, ne serait-ce qu’un éternel instant. Les codes vacillent, les possibles se dévoilent, dans un présent enfin palpable, lourd d’orages, de printemps et d’amour. Nous voulons rendre cette parenthèse irrémédiable.

Grève générale, grève définitive !