Sur le « revenu universel »

Sur le « revenu universel »

La proposition d’un « revenu universel » ou d’un « salaire universel » est généralement portée par des économistes de gauche d’autant plus à la mode qu’ils ne veulent pas sortir du salariat. Il s’agirait selon eux d’une proposition plus « réaliste » que de prôner une révolution sociale qui ferait peur (au moins à eux, manifestement). Un tel revenu serait possible dans le cadre d’un capitalisme régulé, à condition que des citoyens éclairés diffusent cette raisonnable idée parmi nos chères élites politiques, qui ne demandent qu’à faire notre bonheur.

Parle-t-on bien d’un revenu universel inconditionnel et égal, permettant à tou.te.s de vivre décemment sans condition d’emploi salarié ? Tous les partisans du « revenu universel » ne sont pas d’accord là-dessus, mais admettons que leur intention, quoiqu’imparfaite, soit louable. Ce qui est moins louable, de la part de gens censés avoir réfléchi et se posant en diffuseurs d’idées sociales, est de faire croire qu’un tel revenu universel inconditionnel, en quelque sorte une généralisation du salaire indirect socialisé, serait possible sans abattre le capitalisme. Ce n’est pas seulement irréaliste, c’est absurde. Il suffirait de demander au patronat, et le patronat verserait ce salaire, ponctionné par un Etat social ? Allons bon. Pour rappel, le capitalisme est fondé (entre autres) sur :
* l’extraction d’un profit sur le travail de gens contraints de vendre leur force de travail à un donneur d’ordres pour survivre (les prolos).
* la valorisation de cette rente elle-même (croissance du capital), au détriment de la part allouée à la rémunération du travail.

Comment a-t-on pu conduire les gens à une façon de vivre où ils ne gagnent pas tous les fruits de ce qu’ils produisent, ne décident pas de ce qu’ils produisent, ni de comment produire, ni de comment répartir ? Il a fallu historiquement (et il faut toujours) les contraindre au travail salarié, par la violence assassine ou la menace insidieuse de la privation. Le capitalisme n’est pas l’abondance, il procède de l’organisation de la rareté, c’est-à-dire de la dépossession et de la pauvreté. D’une échelle inégale des salaires pour certains prolos, de la privation de travail pour d’autres, et de la répression pour les récalcitrants. Le capitalisme est un système par définition inégalitaire, au sens où il ne donne pas le même usage des biens de ce monde à tout le monde. Tant que le capitalisme existera, il sera impossible d’obtenir des conditions de vie décentes pour tous. On peut accepter ou non le capitalisme, mais ses paradigmes ne sont pas aménageables, si ce n’est dans le sens pernicieux de faire perdurer ses effets dévastateurs.

Aux personnes qui n’acceptent pas le capitalisme, se pose la question des moyens de l’abattre. Pouvons-nous sérieusement envisager un seul instant que voter pour des dirigeants qui mettraient en place l’égalité inconditionnelle des revenus puisse constituer une option plausible, face au pouvoir politique, économique et militaire actuel des détenteurs de capitaux ?

Evidemment non, à moins d’être complètement naïfs ou ignorants de la nature du capitalisme, ce que ne sont pas les économistes. D’ailleurs, aucun candidat ne se présentant aux élections (même à l’extrême-gauche) ne propose l’égalité réelle. Au mieux, ces candidats proposent un « mieux », c’est-à-dire de taxer le capital d’un côté, et de limiter l’échelle des salaires de 1 à 6 de l’autre. Ce qui ne consiste qu’à proposer de maintenir la domination et l’inégalité sociales au prétexte de les rendre moins inacceptables, et s’avère par ailleurs tout aussi fantaisiste que de demander à un capitaliste de se couper un bras par charité. C’est par la lutte sociale que tout se gagne. Tous les droits sociaux n’ayant jamais été conquis que par la lutte directe des prolos contre le capital et l’Etat, imaginons seulement quel niveau de conflictualité et d’organisation il faudrait pour obtenir un revenu universel égal et décent !

Pour en arriver à un tel rapport de force, il faudrait nous donner les moyens d’exproprier les patrons et les dirigeants, c’est-à-dire de briser leur monopole décisionnel, pour que les populations décident directement de tout ce qui les concerne. C’est-à-dire une révolution sociale radicale, au sens où elle renverserait les fondements mêmes de l’injustice, et toutes les valeurs qui les supposent. Un tel niveau d’organisation supposerait que les individus et collectifs aient déjà gagné assez en puissance, en organisation et en expériences, qu’ils soient déjà en mesure d’arracher l’existant aux dirigeants, de socialiser l’espace et les biens, et d’extirper les notions mêmes de valeur monétaire et de privation dans leurs activités, pour satisfaire les besoins réellement exprimés par eux-mêmes. Les rapports sociaux autoritaires, marchands et monétaires, outils de la société capitaliste, seraient ainsi remplacés par l’organisation sociale directe. On ne parlerait donc plus de « revenu » ni de propriété privée, mais d’usage.

Le problème des économistes prônant le salaire ou le revenu universel (garanti par un Etat prétendument social) est de mettre la charrue avant les bœufs, entretenant ainsi une confusion à mon sens déplorable, et ne faisant l’intérêt que de politiciens peu scrupuleux. Selon eux, il suffit de dire que le revenu universel inconditionnel c’est bien, que c’est un beau programme, qu’il faut voter pour des candidats qui l’ont inscrit dans leur programme, et qu’alors ça se mettra en place. Cela ne relève clairement pas d’une attitude « réaliste », mais bien au contraire d’une abstraction totale du monde dans lequel on vit, des luttes à mener et de leurs moyens. Si ce genre de proposition garnit le compte en banque des économistes « alternatifs » auxquels la presse bourgeoise et les partis politiques électoralistes donnent volontiers leurs tribunes, cela ne nous remplira jamais le ventre.

Cette société dans laquelle nous vivons est fondée sur la dépossession généralisée, aussi bien matérielle (capitalisme, salariat et profit) que politique (étatisme, représentativisme et répression) et sociale (hiérarchisation des dominé.e.s, fondée sur la « race », le « sexe », la nationalité, les « compétences », etc.). Seule la construction pied à pied d’un rapport de force radicalement anticapitaliste et anti-étatiste, fondé sur l’action directe, autonome, indépendante et librement coordonnée des prolos pour en finir avec leur aliénation, permettra l’égalité sociale réelle. Et quand on y arrivera, si jamais on y arrive avant que ce monde ne devienne un grand cimetière, les notions mêmes de salaire et de valeur monétaire seront sans doute largement reléguées au rayon des mauvais souvenirs. En attendant, « tant qu’il y aura de l’argent, il n’y en aura pas pour tout le monde ».

John Rackham, groupe anarchiste Pavillon Noir

3 thoughts on “Sur le « revenu universel »

  1. Merci pour votre réponse. Quelques éléments :
    – les acquis sociaux partiels, améliorant les conditions des dépossédés, ne sont pas incompatibles avec des objectifs et des pratiques révolutionnaires, bien au contraire. Néanmoins, ces acquis n’ont été rendus possibles que lorsque les luttes sociales avaient ces objectifs clairs, et qu’elles débordaient les institutions. Il faudrait aussi réfléchir à cela, pour comprendre pourquoi les droits reculent actuellement.
    – les monnaies alternatives que vous citez (pas forcément matérielles, voir les sel) mériteraient un gros débat, disons que nous sommes très critiques même si elles peuvent donner lieu à des perspectives plus intéressantes. La question est de savoir si on peut réellement remettre en question le capitalisme à partir de réflexes de pensée et de pratiques indissociables de l’assise de celui-ci.
    – le georgisme, dénoncé par Marx et salué par de sombres personnages comme Friedman et Hayek, en attribuant une valeur aux ressources et en préconisant une taxation universelle (par l’Etat), constitue l’essence même de la pensée économique précapitaliste mercantiliste. Enclosures, mais aussi colonialismes, ont consisté précisément à privatiser/marchandiser les ressources communes d’une part, et à imposer la taxation pour prolétariser les habitants d’autre part. Le georgisme, c’est le capitalisme des origines, débarrassé de ses atours et adaptations pour ne garder que l’essentiel, jetant les bases mêmes de la domination sociale. Nous rejetons donc cette théorie.

  2. Votre critique est juste, il s’agirait d’un aménagement. Faut-il pour autant dénigrer les luttes sociales qui ont permis les congés payés, les droits syndicaux, la réduction légale du temps de travail, autant d’aménagements au sein du système capitaliste… ?
    Je pose la question car je ne vous connais pas.

    Pour en revenir au revenu de base inconditionnel, vous ne le prenez que par un seul bout de la lorgnette, celui de la mesure légale, issue et assise sur la force publique de l’État. Or, il y a un autre bout, peut-être même plusieurs d’ailleurs. L’un de ces autres bouts, c’est celui qu’apportent les cryptomonnaies décentralisées et libres. Elles fonctionnent sans État, n’en ont pas besoin même à terme, et permettent de réaliser la création d’un revenu de base inconditionnel plus communément appelé dividende universel, en tant que générateur de la monnaie elle-même. Je vous invite à fouiller du côté de Monnaie M, de la Théorie Relative de la Monnaie, d’OpenUDC et d’uCoin, pour ce qui est des initiatives françaises/francophones.
    Je disais qu’il y a peut-être d’autres lorgnettes parce que ce dividende universel, on le retrouve sous ce nom dans le Georgisme, une théorie économique qui s’appuie largement sur une redéfinition de la propriété terrienne et l’instauration d’une Land Value Taxe. Celle-ci est reversée à tous les membres de la communauté (village, ville, métropole, plus ?) concernée par cette taxe : elle vient taxer la seule valeur du terrain nu en fonction des commodités et dispositions naturelles qui lui confèrent une valeur, amenant les propriétaires à mieux valoriser l’équipement, l’usage de leur terrain pour compenser cette taxe qu’ils devront toujours payer. C’est un vaste sujet, à creuser bien entendu 🙂

    Le revenu de base inconditionnel est multiforme, et même si il s’insère dans le capitalisme, il y est justement disrupteur : il apporte davantage de libertés, il questionne ceux qui le reçoivent sur l’usage et la raison de ce revenu, il donne une échelle de comparaison des autres revenus à ce revenu garanti, il encourage le travail libéré et non marchand, etc etc. Et surtout, il permet de sortir la tête du guidon à tous ceux qui luttent chaque jour d’abord pour leur propre survie biologique, et qui n’ont donc pas un instant à consacrer à la lutte pour les autres et encore moins la lutte pour tous. Pensez-y.

  3. Monsieur Rackham,
    sûrement vous ne voulez pas donner le même salaire en contrevaleur de n´importe quel travail? Si quelqu´un travaille plus qu´un autre à mon sens il mérite alors un meilleur salaire que cet autre…
    Nous pouvons facilement retirer au capitalisme son « instrument de torture » c-à-d son système monétaire privé de dette, en changeant l´article 123 du traité de Lisbonne.
    Exigeons que la Banque Centrale Européenne donne les sommes nécessaires pour couvrir les besoins financiers des services publics directement aux pays de L´eurozone, et à 0,00% d´intérêt – donc sans passer par les banques privées comme maintenant.
    Exigeons que le gouvernement fédéral se serve de sa banque nationalisée, Dexia, pour liquider la dette publique!
    Voilà, il ya pas mal de moyens politiques effectifs et paisibles pour aboutir – tout ce qu´il faut c´est
    l´information du grand public…

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