[Poitiers] Un article du Monde sur Jean-François Chazerans

NdPN : un article du Monde sur l »‘affaire Chazerans ». Soutien inconditionnel à Jean-François Chazerans et à tou.te.s les profs qui pensent encore qu’il n’y a pas d’éducation véritable sans émancipation et autonomie des élèves. Courage à lui pour son recours au tribunal administratif et sa plainte.

  

Où s’arrête la liberté de penser, de parler, d’enseigner ? La philosophie est-elle forcément subversive ? Peut-on être neutre ? L’histoire de Jean-François Chazerans pourrait se décliner en dizaines de sujets de philosophie. Depuis le mois de janvier, elle ne cesse de faire disserter.

Sur la Toile, ce professeur de philosophie de Poitiers, sanctionné pour des propos tenus en classe après l’attaque contre Charlie Hebdo, est devenu, en l’espace de quelques mois, la figure du professeur engagé, libre et anticonformiste, au service de l’émancipation des esprits. Provocateur et sans tabou. Et aujourd’hui victime d’une injustice. Mais dans « l’affaire Chazerans », difficile de démêler la part de mythe et de réalité. Ne serait-ce que parce qu’elle repose sur des propos rapportés, sortis de leur contexte, déformés, interprétés.

Il est 10 heures, jeudi 8 janvier. Depuis la veille défilent à la télé les images d’une rédaction décimée, la traque des frères Kouachi, des visages horrifiés par la tuerie. Au lycée Victor-Hugo − dans le centre-ville de Poitiers −, lorsque les élèves de terminale ES arrivent dans la classe de Jean-François Chazerans, ils sollicitent un débat sur l’attentat. Pourquoi pas. La veille, la ministre de l’éducation a demandé aux enseignants de « répondre favorablement aux demandes d’expression » des élèves. Et les cours de M. Chazerans commencent toujours ainsi : un élève ou le professeur propose un sujet, qui est voté puis débattu. Ce jour-là, pendant deux heures, on parle justice, liberté d’expression, racisme, origines du terrorisme… « Hormis le contexte, ce n’était pas un cours différent de d’habitude », souligne le professeur de 55 ans.

Dix jours plus tard, pourtant, il est convoqué chez la proviseure. Deux inspecteurs de l’éducation nationale l’y attendent. « Ils me disent : “Monsieur, on est là pour rédiger un rapport qui sera ce soir sur le bureau du recteur et demain sur celui de la ministre.” » Il s’avère qu’un parent d’élève a envoyé un courrier à la proviseure, dénonçant certains de ses propos lors du cours. Selon cette lettre, il aurait dit : « Les militaires envoyés dans les pays en guerre, c’est de l’impérialisme » et « les crapules de Charlie Hebdo ont mérité d’être tuées ».

Un dossier « pas vierge »

Apologie du terrorisme ? Le recteur de l’académie de Poitiers, Jacques Moret, prend l’affaire très au sérieux. Il accorde d’autant plus d’importance à cette dénonciation que M. Chazerans est un enseignant qui « pose question », dit-il, et que « son dossier n’est pas vierge ». Il suspend le professeur, diligente une enquête administrative. Puis, comme celle-ci « n’a pas permis de démêler le vrai du faux », saisit le procureur de la République le 23 janvier.

L’enquête pénale écarte les soupçons d’apologie de terrorisme. Jean-François Chazerans a parlé de « crapules » au sujet des journalistes de Charlie Hebdo, mais « à aucun moment il n’a soutenu l’action des terroristes », souligne le procureur, Nicolas Jacquet. « J’ai prononcé le mot crapules en pensant au Charlie de ma jeunesse. Je n’aimais pas ce qu’ils étaient devenus ; pour moi, ils avaient un peu viré racistes. Alors oui, je me suis permis une petite provocation à la Charlie… », explique le professeur.

Côté justice, l’affaire est classée sans suite. Elle se prolonge côté éducation nationale, non plus sur l’apologie du terrorisme, mais sur les propos et la manière de faire cours de M. Chazerans. Car le procureur a mis en garde l’administration : le professeur aurait fait part de ses opinions en classe. Des élèves ont rapporté qu’il a « fait le lien entre terrorisme et impérialisme de l’Occident » − il a notamment projeté un article tiré d’un blog intitulé « Le terrorisme, produit authentique de l’impérialisme ». D’autres disent qu’il a assimilé les militaires français à des terroristes. « C’est un élève qui avait quitté le cours qui a rapporté ce qu’un camarade a cru entendre. Quoi qu’il en soit, je ne livre pas mes opinions, se défend M. Chazerans. C’est un cours de philosophie, je sème le doute, je pose des questions pour ébranler des certitudes. »

Toujours est-il que le 13 mars, un conseil de discipline se tient. Il vote en faveur de la sanction proposée par l’administration : le déplacement d’office. Jean-François Chazerans est muté à 80 kilomètres de Poitiers, dans un lycée des Deux-Sèvres. Son avocat et lui s’apprêtent à déposer un recours devant le tribunal administratif et envisagent de porter plainte pour dénonciation calomnieuse.

« Je ne livre pas mes opinions. C’est un cours de philosophie, je sème le doute, je pose des questions pour ébranler des certitudes. »

Que lui est-il reproché précisément ? Des mots, d’abord. Lors de leur enquête, les deux inspecteurs ont été agacés par sa façon de prétendre « prendre le contre-pied du discours ambiant dominant ». L’arrêté de sanction qualifie ses propos d’« inadaptés » eu égard au « contexte particulièrement tendu ». Jean-François Chazerans aurait franchi les limites de son devoir de réserve et porté atteinte à l’image de sa fonction. Sa méthode est aussi mise en cause : pas de cours, seulement des débats, qui seraient menés sans préparation, sans organisation, sans synthèse.

La sanction aurait sans doute été moins lourde si M. Chazerans n’avait pas reçu, en 2014, un blâme pour propos « déplacés ». Ou si, en 2012, il n’avait pas déjà eu affaire au procureur. Militant du Droit au logement, il avait projeté, lors d’un cours, une vidéo de l’expulsion d’un camp de mal-logés à Poitiers par la police. La fille du commissaire, élève à Victor-Hugo, en a entendu parler. Elle a rapporté l’histoire à son père, qui a porté plainte. L’affaire a été classée sans suite.

Autogestion

Voilà plusieurs années que M. Chazerans est dans le collimateur de l’administration. Celle-ci dit recevoir régulièrement des remontées de parents. Il faut dire qu’il n’est pas tout à fait un enseignant « dans le moule ». Sa classe fonctionne plus ou moins en autogestion. C’est collectivement qu’est décidé le sujet du jour. La prise de notes est recommandée, mais pas obligatoire. Deux contrôles par trimestre sont organisés ; ceux qui veulent s’entraîner davantage peuvent proposer un sujet ou en demander un. « Je ne considère pas mes élèves comme des gamins, mais comme des esprits qui s’émancipent, explique l’enseignant. Je n’exige pas grand-chose d’eux. Pour moi, ça fait partie de l’acquisition de l’autonomie, ce qui est le rôle du cours de philosophie et celui de l’école. »

Voilà pour le cadre. Pour ce qui est de son enseignement, M. Chazerans est plus Socrate que sophistes. Plus conversation que cours magistral. Les élèves sont en cercle et discutent. Le rôle du professeur est d’« accompagner la pensée collective » : poser des questions, recadrer, jouer le maître provocateur, se mettre en retrait quand il le faut. « Mais il y a aussi des moments où je donne des références, des clés méthodologiques, où l’on construit une dissertation à l’oral », assure-t-il. Cette méthode, certains élèves l’adorent. D’autres craignent de ne pas être suffisamment préparés au bac. Au lycée, le professeur a sa réputation : « Avec Chazerans, on ne fout rien. »

Cette petite musique a fini par remonter aux oreilles de l’inspectrice de philosophie, Brigitte Estève-Bellebeau. En 2014, elle est venue voir M. Chazerans pour lui dire que « le débat ne pouvait être l’alpha et l’oméga » de l’enseignement de philosophie. « Un débat se prépare, pour éviter de tomber dans le café du commerce ; il se dirige, donne lieu à une synthèse et repose sur un programme» L’inspectrice lui a aussi demandé de contrôler son langage. « Les professeurs de philosophie aiment bien le registre de la provocation, et pourquoi pas. Mais il ne faut pas oublier qu’on est face à des esprits en construction, il y a une posture à avoir. Or, le lendemain de l’attentat, quand l’émotion était si forte, fallait-il amener un débat de nature aussi brûlante ? »

« Un débat se prépare, pour éviter de tomber dans le café du commerce ; il se dirige, donne lieu à une synthèse et repose sur un programme. »

Mais M. Chazerans reste droit dans ses bottes. Sa méthode, voilà vingt ans qu’il la construit. Elle est née un jour de 1994, lorsque, à la télévision, il tombe sur une émission avec Marc Sautet, le fondateur du premier café-philo, place de la Bastille. Une révélation. L’année suivante, il crée son propre café-philo à Poitiers. Et lorsqu’il obtient le Capes en 1998, c’est cette méthode fondée sur le dialogue qu’il tente d’importer dans ses cours.

Dans le monde enseignant, son histoire a heurté. Beaucoup l’interprètent comme une atteinte à la liberté pédagogique. L’association des professeurs de philosophie a fait part de son inquiétude face à « l’emballement » d’une procédure « sur le seul fondement du témoignage de quelques élèves ». « On est plus exposé que je ne le pensais, déplore Alain Quella-Villéger, professeur agrégé d’histoire-géographie au lycée Victor-Hugo. D’un côté, on nous demande de forger des esprits critiques. De l’autre, on ne peut sortir d’une langue de bois formatée sans risquer d’être sanctionné. »

Depuis l’affaire, certains disent même se censurer. « Mes cours sont plus plats, moins illustrés. Je laisse moins de place aux débats, regrette un collègue sous couvert d’anonymat. « Il faut garder à l’esprit que tout ce qu’on dit peut être mal interprété, renchérit un autre. Au lendemain d’un attentat, Jean-François Chazerans a pu être maladroit face à des élèves qui en avaient une vision manichéenne. Il a pris des risques et en paie le prix fort. »

Arélie Collas, Le Monde, 2 mai 2015